Théâtre: et «Godot» attendit Alain Françon | le Figaro 20-06-22
Par Anthony Palou
Publié le 20 juin 2022
En attendant Godot, mis en scène par Alain Françon aux Nuits de Fourvière.
CRITIQUE – Aux Nuits de Fourvière, le metteur en scène a présenté une version magique de la célèbre pièce de Samuel Beckett.
Envoyé spécial à Lyon
Depuis le temps qu’on attendait le Godot d’Alain Françon! Eh bien, le voilà. Il a été présenté pour la première fois jeudi dernier sous les étoiles lors des Nuits de Fourvière, au théâtre Odéon. Alain Françon avait déjà monté du Beckett. Fin de partie et La Dernière Bande. C’était au siècle dernier. À Lyon donc, dans cette arène romaine, dans ce demi-cercle aux couleurs bleutées, il n’y a rien ou presque. Sur la droite, un arbre mort (peut-être) – «un arbuste»? comme se demande Vladimir; «un arbrisseau»? se dit Estragon -, sur la gauche une pierre. Au fond, une toile grise, blanche abstraite représentant une sorte d’infini fini. Comme toujours chez Françon, le décor est planté afin de faire valoir les mots et la silhouette des acteurs.
Arrive, claudiquant, Estragon. Le vagabond semble tout droit sorti d’un film de Chaplin. Il est interprété par André Marcon bientôt rejoint, braguette ouverte, par Gilles Privat dans les oripeaux de Vladimir. Lui, il sortirait plutôt d’un Buster Keaton. Estragon et Vladimir ou Gogo et Didi, deux pauvres noix, deux clowns. Le premier serait plutôt l’auguste, le second le clown blanc. Ils ont le teint blafard, verdâtre et la démarche mal assurée. Est-ce eux qui titubent où est-ce le monde sous leurs pieds qui se dérobe ? Disons un peu des deux. Chez Beckett, il n’y a pas de franche réponse et c’est mieux, moins pire comme ça.
Les deux acteurs forment un duo de haute tenue et on prend le pari que leur interprétation respective restera dans les annales. Quand débarquent Pozzo et Lucky, les spectateurs ne sont pas déçus. Pozzo est vêtu comme un hobereau à la ramasse. Il tient en laisse, pardon, en corde Lucky, le fourbu et efflanqué Lucky qui ne tient presque plus sur ses guibolles. Sous le chapeau de Pozzo, on reconnaît Philippe Duquesne. Sous celui de Lucky, Éric Berger. Il a bien changé depuis son rôle de Tanguy dans le film d’Étienne Chatiliez. Il n’est pas besoin de raconter l’histoire de Godot. Il n’y en a pas. Le sujet ? L’attente, l’ennui, la fatigue, l’angoisse. Une sorte de drame réaliste – si, si ! – dans lequel les personnages, des êtres déchirés, comme séparés d’eux-mêmes, tenteraient juste d’exister. Rien n’arrive. Rien n’arrivera jamais. Ni Godot, ni autre chose.
Redoutables sentences
Jouer du Beckett est un exercice qui demande bien des efforts. Le metteur en scène Alain Françon le sait ô combien, lui le grand directeur d’acteurs. Il a sûrement dû demander aux merveilleux comédiens un profond stoïcisme et de la bonté. On ressent une sorte de frisson à la fin de ce spectacle à la délicate magie. Lorsque monte la pleine lune, nous savons très bien que nos pauvres ères attendront demain et après-demain, encore et encore, Godot qui, bien entendu, n’est ni Dieu, ni chair.
Cette pièce est minée de redoutables sentences. En voici quelques-unes: «J’ai tiré ma roulure de vie au milieu des sables! Et tu veux que j’y voie des nuances?», «L’habitude est une grande sourdine», «Nous naissons tous fous. Quelques-uns le demeurent», «On n’ose même plus rire». Une dernière pour la route: «Les gens sont des cons.» «Rien n’est plus grotesque que le tragique» comme disait Sam.
En attendant Godot, du 17 au 29 janvier 2023 au Théâtre de Carouge (Genève). Du 3 février au 8 avril 2023 à la Scala (Paris 10e).
La Scala fait son Festival d’Avignon |Le Figaro 04-06-22
Par Ariane Bavelier
Publié hier à 16:27, mis à jour hier à 16:27
Mélanie et Frédéric Biessy souhaitent faire de La Scala Provence un lieu où accueillir les artistes en résidence pour qu’ils élaborent leur spectacle. Thomas O’BRIEN via La Scala Provence
REPORTAGE – La salle parisienne, qui voulait ouvrir un lieu en Provence, a repris le grand cinéma de la ville. Ouverture le 7 juillet avec de beaux spectacles.
Envoyée spéciale en Avignon
Coup de théâtre! La Scala qui avait ouvert une salle voici quatre ans s’installe dans la Cité des papes. l’ancien Capitole, le cinéma historique de la ville. «Un coup de foudre», résume Frédéric Biessy, que son épouse Mélanie approuve. Tambour battant, les patrons de la Scala achètent le lieu pour 1,5 million et investissent 3,6 millions pour les travaux. «Nous continuons sur la même formule qu’à Paris: un théâtre privé d’intérêt public avec une aide aux travaux de l’État de 500 000 euros plus 150 000 de la région.»
L’opération galope au rythme de leur passion: les travaux ont commencé en septembre 2021. L’ouverture est programmée ce 7 juillet en même temps que le Festival d’Avignon. Les câbles électriques traînent, le granito attend son ponçage, les gravats n’ont pas encore été déménagés. Les murs sont bleus. Une première couche du bleu Scala, inventé par Richard Peduzzi et qui teinte la Scala Paris, a été passée. À l’unisson des nuits de lune en Provence, celles que les acheteurs ont par hasard découvertes peintes au plafond de la grande salle. «Les Avignonnais veulent voir revivre ce lieu où ils sont allés voir leurs plus grands films. On se sent très soutenus, par la mairie, les habitants, l’architecte et les entreprises locales qui travaillent sur le chantier», raconte Frédéric Biessy. Très à l’aise dans son nouveau rôle de chef de chantier, il a écouté l’esprit des lieux.
Un paquebot en région
Construit en 1935, le Capitole avait une seule grande salle Art déco avec stucs, un orchestre, deux balcons et des fauteuils en laiton doré. En 1941, un incendie ravage la salle qui est reconstruite et refaite à l’identique. La structure Eiffel n’a pas souffert. En 1960, place aux multiplexes! Une dalle est coulée dans la grande salle. Le cinéma dispose désormais de quatre salles: deux de 120 et 220 places en bas, la grande de 620 places au premier étage avec un seul balcon et une petite salle de 60 places. Dans la débâcle des années 2010, les salles sont à nouveau morcelées: «Les gens d’ici ont des souvenirs du lieu. Ils nous guident pour retrouver dans le fatras des cloisons en BA 13, le dessin des années 1960», dit Frédéric Biessy, qui soigne les matériaux. Le granito vient de Tonello, qui a servi pour le Palais des doges. Les appliques Art déco monumentales de 6 mètres de haut son restaurées ainsi que les ferronneries d’origine.
L’idée est de ne pas faire payer la location des lieux, mais que chaque artiste qui y vienne en résidence nous offre quatre représentations en avant-première
Frédéric Biessy, co-patron de la Scala
Depuis longtemps, il cherchait un paquebot en région. Un lieu où accueillir les artistes en résidence pour qu’ils élaborent leur spectacle. À Paris, le navire amiral ne fait que 1 500 m2. Avec ses 3 000 m2, le Capitole permet cela. Des logements sont aménagés au dos de la grande salle. «En juillet, nous participerons au festival, mais avec ce qui est notre ADN», souligne Frédéric Biessy. À savoir pas simplement du théâtre, mais aussi des arts visuels et de la musique. La muse Erato fait chanter le cœur des Biessy qui ont créé un label Scala musique: classique, électro jazz et rap. Le label aura son studio d’enregistrement au Capitole rebaptisé Scala Provence. Yamaha y donnera l’exclusivité de son nouveau grand piano à queue de concert. Martha Argerich, sa marraine, viendra le jouer.
«Qualité et multidisciplinarité»
«Il y aura aussi Alexandre Tharaud, Simon Mcburney, Tiago Rodrigues, nouveau patron du festival, trop heureux d’avoir un lieu ici. L’idée est de ne pas faire payer la location des lieux, mais que chaque artiste qui y vienne en résidence nous offre quatre représentations en avant-première», explique Frédéric Biessy. «Nous travaillons en lien avec l’Opéra, la Fondation Lambert, les Hivernales. Nous offrons la plus grande salle du Off. Nous sommes un lieu très désiré par les artistes.» Qui ne chômeront pas.
«Il y aura 31 spectacles par jour, de 10 heures à 23 heures, avec, pour le choix des artistes, la même ligne éditoriale qu’à Paris: qualité et multidisciplinarité. Nous aimons créer des relations entre les gens et qu’il en sorte des choses nouvelles. Notre modèle, c’est la Factory d’Andy Warhol, un système sans système, une start-up.» La programmation de ce premier Festival d’Avignon à la Scala affiche la couleur: du cirque, avec notamment deux spectacles de l’excellent collectif Machine de Cirque et Flip Fabrique ; du théâtre, avec la reprise d’Une histoire d’amour, d’Alexis Michalik, La Machine de Turing, de Benoit Solès, ou Kids, de Fabrice Melquiot ; du rire, avec Jos Houben ou La Framboise Frivole des concerts, avec Renaud Capuçon, le Sirba Octet ou Keren Ann. Et une foule d’autres propositions…
La Scala Provence, 3, rue Pourquery-de-Boisserin, à Avignon (84). Du 7 au 30 juillet.
Quand le théâtre se la joue en solo avec de jeunes auteurs | le Figaro 18_03_22
Par Nathalie Simon et Antony Palou
Publié le 18/03/2022 à 15:05, mis à jour le 18/03/2022 à 17:29
PORTRAITS – Ces jeunes auteurs privilégient les seuls-en-scène pour proposer des adaptations littéraires ou des créations originales. Signe que cette forme n’est plus seulement dévolue aux artistes comiques.
Les seuls-en-scène fleurissent dans les théâtres du Rond-Point, d’Hébertot, de Belleville ou du Lucernaire. Les salles dédiées au genre sont légion sans compter les festivals. « C’est plus simple de remplir une salle avec un artiste et un micro », observe prosaïquement Frédéric Biessy, directeur général de la Scala, qui a imaginé la Piccola Scala, dévolue à ces formes, et ouvrira cet été la Scala Provence à Avignon. Il n’est pas ici question de spectacles de stand-up comique, mais de solos inclassables. Donnés par des artistes connus, comme Jacques Bonnaffé ou Jean-François Balmer, ou qui ne demandent qu’à l’être, ils se distinguent par une écriture au cordeau, une interprétation rare ou un tempérament singulier, parfois les trois ensemble. « Leurs acteurs sont sensibles, humbles et travailleurs », admire Frédéric Biessy.
Informé et ludique
« Pour moi, c’est du théâtre », estime Jean-Marie Hordé, à la tête du Théâtre Bastille, qui accueille Phèdre !, adapté par François Gremaud, avec Romain Daroles. « On ne choisit pas un solo ou un seul-en-scène, mais un spectacle tout court », ajoute-t-il. Selon lui, la version revisitée de Gremaud dit : « N’ayez pas peur avec les classiques » et propose un espace intermédiaire entre récit passé et présent, à la fois « informé et ludique ». La qualité est d’ailleurs souvent présente dans ces spectacles imaginés par des plumes talentueuses.
« Ce sont des jeunes qui ont un certain regard sur le monde. Il n’y a qu’eux qui voient que nous vivons un bordel incommensurable, lance Frédéric Biessy, qui a prolongé le spectacle d’Alexandra Pizzagali (C’est dans la tête) à la Scala. En tout cas, il n’y a qu’eux qui le décrivent bien. De Kyan Khojandi à Roman Frayssinet, ce sont les nouveaux philosophes. Aujourd’hui, c’est là que ça se joue et les gens ont besoin de l’entendre. »
François Gremaud confirme. Le temps d’une soirée, le public est le « partenaire de comédiens qui ne trichent pas, qui arrivent à nous faire croire que tout est vrai sur le moment. Avant d’être de la littérature, le théâtre, c’est la vie ». Reste à faire entrer ce nouveau format dans les habitudes. « Cela peut compliquer la promotion car on n’entre pas dans une case préétablie, observe Florian Pâque, auteur d’Étienne A. C’est différent. Il faut venir voir ! ». D’autant plus que chaque auteur a son univers, comme en témoignent ceux dont nous avons apprécié les spectacles.
Florian Pâque: la fibre sociale
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Étienne A. à La Scala avec Florian Pâque Xavier Cantat
Ce soir-là, on trouve Florian Pâque, 29 ans, à la régie de la Piccola Scala. Attentif au jeu de Nicolas Schmitt, qui incarne avec brio Étienne A. Un personnage employé chez Amazon qui a oublié de vivre, imaginé par l’auteur, acteur et metteur en scène.
Ce Liégeois songeait à devenir instituteur avant de découvrir le théâtre en montant des spectacles à l’école. Le premier sera adapté du Bizarre incident du chien pendant la nuit, un roman de Mark Haddon. Quand il a 15 ans, son professeur d’art dramatique, Luc Longton, lui suggère : « Le théâtre, tu peux en faire un métier. » Le voilà en 2013 débarquant à Paris après avoir gagné un concours d’art dramatique en Belgique. Il suit la classe libre du Cours Florent, notamment avec Julie Brochen, qui le fait travailler sur des fragments du Pays lointain, de Jean-Luc Lagarce. Ambitieux, le jeune auteur écrit Avec le Paradis au bout, évocation de la chute du mur de Berlin (coup de cœur du Off d’Avignon en 2018). Il vient de recevoir, pour Étienne A., le prix découverte de l’Académie royale de langue et littérature françaises de Belgique.
« Les existences que j’évoque dans mes spectacles valent celles des grands de ce monde » Florian Pâque
Fils aîné d’un ancien gendarme et d’une mère éducatrice en centre psychiatrique, Florian Pâque parle dans ses spectacles de gens qu’on « qualifie maladroitement d’invisibles ». « Je viens d’un milieu modeste,confie-t-il. Mes parents exerçaient parfois trois boulots. Ma grand-mère faisait des ménages et mon grand-père travaillait dans la sidérurgie. » Ce n’est pourtant pas une raison pour ce fan de Yolande Moreau de sombrer dans le misérabilisme. « Les existences que j’évoque dans mes spectacles valent celles des grands de ce monde », observe-t-il.
Licencié en langue et littérature françaises et romanes, Florian Pâque a eu un choc en découvrant Le Voyage au bout de la nuit, de Céline. Il apprécie aussi Boris Vian et vient de tomber sous le charme des livres d’Annie Ernaux. À Avignon, il se produira à son tour sur scène avec Nicolas Schmitt et Loélia Salvador dans sa nouvelle pièce Sisyphes, d’après le mythe grec. « Je parle de la précarité au pluriel, mais sans pathos », prévient-il.
« Étienne A. » à La Scala (Paris 10e), jusqu’au 30 avril. Rens. : lascala-paris.com . Puis au Festival d’Avignon (à La Scala Provence) avec « Sisyphes ».
« Etienne A » : le conte de l’entrepôt | Les Echos 03_03_22
Comment, une nuit de Noël, un employé d’Amazon décide de prendre la tangente. Nicolas Schmitt s’empare avec intensité et grâce de la belle fable de Florian Pâque. Salué par la critique lors de sa création en 2020, le spectacle est à l’affiche de la Scala Paris pour deux mois.
Par Philippe Chevilley
Publié le 3 mars 2022 à 9:00
Etienne est employé à l’entrepôt Amazon de Saran, dans le Loiret. Il est séparé de sa femme Lucie, qui partage sa vie désormais avec un manager de l’entreprise. Il a un petit garçon qu’il emmène se promener parfois le long des vestiges de la voie d’essai de l’aérotrain d’Orléans, ce bolide sur coussin d’air dont le projet fut abandonné dans les années 1970. Il s’occupe comme il peut de son père, qui a un problème de hanche. Il est terriblement seul. Mais il est amoureux. D’une collègue de travail, Sandrine. Une nuit de Noël, dans le local fantôme des « objets retournés non distribués », il lui parle enfin. Il lui confie sa solitude, sa flamme, et sa décision de tout plaquer, « de ne plus être dans la course ».
C’est un bien joli texte qu’a signé Florian Pâque, un seul en scène sur mesure pour le jeune comédien Nicolas Schmitt, directeur artistique de la compagnie Le nez au milieu du village. A l’affiche du théâtre de la Scala en mars et avril, « Etienne A. » est une fable singulière sur le désarroi de l’homme moderne et sur le travail précaire, en même temps qu’un conte de Noël doux-amer. L’entrepôt de Saran évoque l’atelier du Père Noël avec ses lutins sous pression, managés par des chefs qui n’ont pas la bienveillance de Santa Claus… Rien d’appuyé ou de convenu toutefois dans cette courte pièce qui se veut une comédie humaine, non un brûlot social. Sensible, pleine de rebonds, elle distille une intrigante poésie du quotidien.
Puissance tranquille
En une heure trente à peine, ce spectacle subtil est l’occasion d’apprécier toute la palette de jeu de Nicolas Schmitt. Evoluant dans un dédale de cartons, le comédien se démultiplie : il campe le héros, mais aussi son ex-femme à cran (Lucie), son père bougon (Léon), son fils candide, son chef faussement bonhomme (Franck), son rival pas si méchant (Lionel), et même Mamie Nova, l’icône laitière, qui lui prodigue ses conseils de santé le soir dans sa cuisine. Nicolas Schmitt porte haut l’humanité de ses personnages, les stylise sans les caricaturer, avec ce qu’il faut de distance et d’humour.
Logiquement c’est dans le rôle d’Etienne A. qu’il donne toute sa mesure. Déployant une puissance tranquille émaillée de quelques accès de fièvre, confondant de naturel, il distille une émotion intense, savamment maîtrisée. Le public applaudit le coeur serré ce beau conte théâtral si tendrement incarné.
Philippe Chevilley
ETIENNE A.
THéâtre
de Florian Pâque
La Scala Paris,
du 4 mars au 30 avril
à 19 h 30 (15 h 30 le dimanche)
Durée : 1 h 30
Huis clos, de Jean-Paul Sartre, mise en scène de Jean-Louis Benoit | La Terrasse 06-02-22
THÉÂTRE – CRITIQUE
Huis clos, texte de Jean-Paul Sartre, mise en scène de Jean-Louis Benoit
THÉÂTRE DE L’ATELIER
Publié le 6 février 2022 – N° 296
La philosophie de Jean-Paul Sartre n’est pas de celles qui batifolent dans l’abscons ou font crapahuter le lecteur sur des chemins qui ne mènent nulle part. Un salaud est un salaud, un lâche est un lâche ; qui ne résiste pas collabore. Le théâtre de Jean-Louis Benoit a les mêmes qualités de limpidité et de netteté : il n’emberlificote pas le spectateur dans l’ennui compassé qu’adorent les poseurs faussement profonds. Un comédien, quand il est chez Benoit, joue et parle clair. L’action se déploie loin des minauderies et des effets de style éculés des pseudo-novateurs. Belle rencontre, donc, que celle du philosophe et du metteur en scène : elle est l’occasion d’un spectacle pétulant, vif, drôle, enlevé et incisif, servi par des comédiens parfaitement dirigés. Marianne Basler excelle en lesbienne volcanique, qui traque la mauvaise foi de ses compagnons d’infortune avec un appétit carnassier. Mathilde Charbonneaux est tordante en mondaine hystérique et narcissique à la bouche dévorante. Maxime d’Aboville (en alternance avec Guillaume Marquet) brille en Garcin imbu de lui-même, sautillant comme un cabri ivre d’une vaine gloriole. Les trois protagonistes sont en enfer, avec le regard des autres pour tout miroir. Topos sartrien : toute subjectivité est une intersubjectivité et la conscience a besoin d’autrui pour n’être pas un simple courant d’air.
Pharmacopée théâtrale
La scénographie de Jean-Louis Benoit et Antony Cochin (qui joue également le rôle du cerbère des lieux, en alternance avec Brock – truculent en portier infernal) modernise le décor second Empire dans lequel Sartre dissèque, avec un humour implacable, les relations entre le journaliste, l’employée des Postes et la dinde infanticide. Les personnalités s’éclairent à mesure que se déploie le récit de leurs existences et des actes qui les ont définies : des lâches qui ont tout sacrifié au confort de leur bonne conscience. Loin de sombrer dans l’abstraction métaphysique, Jean-Louis Benoit donne chair et rythme à la pensée de Sartre. Le corps des acteurs, tout en tension, polarise ce qui les lie et les oppose. Chacun a besoin des autres pour exister, mais autrui demeure toujours celui « qui m’a volé le monde », comme le définit L’Etre et le néant, celui qui le « décentre » et celui avec lequel toute relation est « un pur engagement sans assurance de réciprocité ». Même en enfer, quand il n’y a plus rien à sauver, l’autre se dresse pour nous juger. En ces temps de fascisme rampant, où la moraline prétentieuse et castratrice répond aux imprécations haineuses des débridés de la gâchette, la philosophie et le théâtre de Sartre sont bonnes médecines. Et la pièce mise en scène avec esprit et belle humeur par Jean-Louis Benoit est un plaisant remède !
Catherine Robert