Martine Aballéa, Le Salon dans la vallée © Martine Aballéa

Les mots sont venus s’ébattre hors du livre au Festival Extra! au Centre Pompidou. Lecteur indiscipliné, Mouvement a tendu les yeux et les oreilles ici et là. Florilège non exhaustif.

Dans le forum -1, transformé en vallée verdoyante par l’artiste Martine Alballéa, la littérature est une plante bien vivace. Artistes et penseurs de tout poil sont venus donner à voir et à entendre le texte hors du livre.

Dans un même espace ouvert tout se croise, projections d’archives de poésie sonore sur les murs, performances en salon ouvert, tables rondes où auteurs/artistes/performers, universitaires, éditeurs viennent penser ce qui est fait et comment cela se fait, retransmis en direct par Radio Brouhaha. Joindre le geste, la parole, la pensée et le corps ; le passé dans le présent comme une même durée créatrice. Ainsi Roger Chartier, historien du livre et de la lecture au Collège de France, de nous rappeler que « très tôt la littérature sort des livres. Par les adaptations théâtrales, les représentations iconographiques, la transmission orale ». Aurait-on même oublié que la littérature précédait même l’invention du livre ? Que l’on parle de la création littéraire et/ou de sa diffusion.

Auteur, écrire des livres ? Ou encore n’écrire que des livres ? Cela fait bien des décennies qu’on utilise le contenant pour le contenu, que le mot livre vient désigner littérature au point de la recouvrir. Comme la partie pour le tout – dire la gauche et penser PS (avant avril 2017), l’Amérique pour les États-Unis. Un glissement de sens qui rogne le tout de la littérature, comme un « ensemble des productions intellectuelles qui se lisent et s’écoutent ». Extra! invite à sortir hors des sentiers rebattus. Pour Jean-Max Colard (programmateur d’Extra! Et chef du service de la Parole au Centre) « l’hégémonie du livre est une époque révolue. La production littéraire est une activité qui s’étend hors du livre – pour ne pas dire s’échappe car il ne s’agit pas d’aller contre le livre. Elle investit d’autres champs. Ce n’est pas une affaire de générations. On a des artistes qui construisent leur expérience littéraire ailleurs que dans et par les livres ».

De la littérature comme art contemporain

La littérature faite corps se tient debout au milieu du Salon dans la vallée. Laura Vazquez, Arno Calleja et Simon Allonneau font de la poésie sonore in situ et in vivo : des textes écrits pour être dits et incarnés avant de trouver le support livre, s’ils le trouvent. Les deux premiers étaient là pour nous faire entendre leurs Astro poèmes, aux prévisions déroutantes révolutionnant ainsi l’art des signes. Lauréate du prix de la poésie 2014, très active sur les vidéos performances, Laura Vazquez signe sa littérature d’un timbre lancinant, fait d’anaphores hypnotisantes. Procédé étrangement antalgique pour des phrases qui s’emparent de la réalité au scalpel. Tout aussi incisif, Simon Allonneau en frontal envisage de « Chanter la Marseillaise sur le mode interrogatif ». Masse et débit granitiques, mouvement minimaliste et obsessionnel de la main droite qui accroche le regard et aiguise des phrases fulgurantes dont le caractère faussement naïf décape la réalité de tout apprêt.

Autre style, apparemment plus posé, Emmanuelle Pireyre, prix Médicis avec sa Féérie générale, nous entraîne dans son algorithme le temps d’une websession. L’artiste qui navigue sans complexe entre livre, chanson et vidéo, lie son écriture à un univers connecté. De Youtube (musiques, séries…) à des archives en ligne (journaux, Ina, plateforme HAL…), elle nous raconte comment « la fiction pousse » à partir d’un questionnement sur l’homme-chien. « Bombarder de documents, comment on fait un livre avec tout ça. J’envisage la littérature comme une grammaire dans laquelle on ferait entrer des choses. La littérature, c’est une syntaxe singulière, rigoureuse et un peu folle. »

Ecrire-écouter-lire

« La question de la matérialité se déporte sur le relationnel. Entrer dans la littérature, c’est entrer dans le lieu des usages, le partage, la sociabilité », souligne François Bon, auteur et figure de proue de la littérature numérique. Et ceci interpelle tant au niveau de la création que de la diffusion ou de la réception. La littérature hors-livre convoque l’autre dans une présence signifiante et immédiate. Comment s’y tenir en tant que « lecteur » ? C’est encore une question de corps, d’espace et de temps.

25 minutes, c’est le temps que Julien Bismuth s’impartit pour écrire une page pleine sur son ordinateur, image projetée. Trois jours de suite. Nouveau jour, nouvelle page. Dernière minute, dernier mot et inversement. Il n’est pas question ici d’écrire un livre, le texte est improvisé et a pour sujet la performance elle-même. Julien Bismuth est un « non-écrivain » qui interroge les conditions d’existence du langage et ses utilisations ; ici l’écrire et le lire : « un texte est une réalité qui exige une forme de lecture ou d’écoute ou de compréhension ». Assis sur des bancs ou debout autour de l’artiste, à quoi assiste-t-on ?


Performance de Julien Bismuth au Centre Pompidou. p. Hervé Veronese 

Ce n’est pas tant le sujet ou la manière d’écrire qui ici agite mais la situation d’énonciation qui est mise en place, une conversation silencieuse mettant à jour un geste d’écriture et un contexte de lecture. Topos de la page blanche évincé au profit de la contrainte temporelle. Tranquille au début, la respiration de l’auteur se fait plus haletante, inquiète, les doigts se frottent et se touchent plus nerveusement. Le curseur efface, revient en arrière, pour corriger une faute, reprendre une formule ou réécrire la même chose. « C’est drôle, le texte existe sous différentes formes. On est nombreux à prendre des photos du texte projeté mais à des moments différents. On aura des traces différentes, une œuvre à plusieurs temps. Et lui, il sauvegarde ce qu’il fait ? » s’interroge une « lectrice-spectatrice ». Julien Bismuth sauvegarde le fichier de chaque jour et fait une capture vidéo du temps de l’écriture. Ce qui l’intéresse : « quand la lecture se déplace sans cesse, elle est sans cesse bousculée, désaxée, déconstruite même par ce qui se passe autour ».

Par Natacha Margotteau

*Litterature extended, expression empruntée à Jean-Max Colard

Extra ! a eu lieu du 8 au 10 septembre au Centre Pompidou, Paris

Source: Mouvement.net