A Beaubourg, Les passions sous le regard de Philippe Mangeot | Les Echos
© Hervé Veronese/Centre Pompidou
Enseignant, ex-militant et ex-président de l’association de lutte contre le sida Act-Up, coscénariste de « 120 battements par minute « , Philippe Mangeot anime, durant toute l’année 2018, un « Observatoire des passions » au Centre Pompidou. Interview.
Vous êtes « Le grand invité de la parole » du Centre Pompidou en 2018. Comment est né ce projet ?
C’était il y a environ un an et demi. A son arrivée comme responsable du Département de la parole du Centre Pompidou, Jean-Max Colard a demandé à me voir. Il voulait mettre sur pied un nouveau genre de conférences. Ce que je lui ai dit croisait sa préoccupation du moment de ne pas souscrire au modèle unique de la conférence « one shot ».
Je crois que des choses les plus intéressantes ne peuvent se faire que sur le long terme. Par exemple « L’Encyclopédie des guerres « , de Jean-Yves Jouannais, qui a été lancé en 2008 et qui a trouvé son public, et qui a contribué à réidentifier Beaubourg. C’est une sorte de one man show intellectuel, de stand-up laboratoire. Quelque chose comme une oeuvre intellectuelle. Pour moi, c’était une sorte de modèle. Mais un modèle, ça ne se reproduit pas tel quel…
Vous engagez alors quelque chose avec Jean-Max Colard ?
Non. Pour plusieurs raisons. D’abord, un sentiment d’illégitimité : la chose au monde la mieux partagée ! Ensuite, le fait que je n’étais pas une femme, et que je trouverais intéressant que ce ne soit pas toujours les garçons qui passent en premier. Troisième raison : en devenant prof en classes préparatoires, j’ai fait le choix de n’avoir pas de spécialité. Si j’intervenais à Beaubourg, ce ne serait donc pas dans le cadre d’un champ de spécialité qui serait le mien.
J’ai beau avoir la vanité de penser que les idées les plus fortes naissent plutôt entre les spécialités qu’en leur sein, cela représentait un travail supplémentaire, et j’étais à l’époque très fatigué. C’est Philippe Artières, auquel Jean-Max Colard avait du reste également pensé, qui a inauguré ces cycles avec un très beau projet autour de la question de l’archive.
Du temps a passé et Jean-Max Colard vous a rappelé au printemps dernier. Et…
Et je lui ai dit oui, en lui proposant le thème des passions contemporaines. J’avais travaillé sur Marivaux, j’étais allé voir du côté de Saint Augustin, j’avais été frappé par la façon dont les classiques pensaient l’homme comme jouet passionnel, alors que nous mettons aujourd’hui au premier plan les déterminations économiques.
Et puis, j’ai été happé par la question des modalités de rencontres dans le monde virtuel, notamment des rencontres sexuelles. On dispose aujourd’hui, à portée de clic, chez soi, à la fois d’une archive et d’un terrain d’expérimentation, voire d’invention, de l’ensemble des passions humaines.
Quel est donc le dispositif que vous proposez au Centre Pompidou ?
Mon dispositif comporte deux volets : ce que j’ai appelé « l’Observatoire des passions » proprement dit et des événements parallèles sur le thème des passions. Ces derniers peuvent être en lien avec le musée. Nous travaillons actuellement sur l’hypothèse d’une visite ou une « revisite » passionnelle des collections. Je demanderai par exemple à un conservateur, à un restaurateur d’oeuvres ou à un gardien d’identifier une ou deux oeuvres avec lesquelles il a un rapport passionnel – qui peut être aussi un rapport d’hostilité ou un rapport de possession jalouse – et de faire une visite guidée commentée. Ca, c’est « L’Observatoire » qui se déplace au musée.
« L’Observatoire » se déplace aussi à « L’Assemblée générale », c’est-à-dire aux commémorations de mai 68. J’ai proposé une soirée sur les passions tristes dans les mobilisations politiques, celles qui entament la joie des soulèvements : amour du chef, volonté que ça s’écroule une fois qu’on est parti, soupçons, amour exclusif des structures, etc. Toutes ces choses qu’en tant que militant, j’ai vues et connues.
Et « L’Observatoire des passions » proprement dit, qu’est-ce donc ?
Une fois par mois, j’invite trois personnes à discuter ensemble. Deux personnes qui sont engagées dans une pratique passionnelle particulière, dont l’une a un lien avec les technologies modernes. Et une troisième qui pense les passions dans sa discipline de chercheur.
Lors de la première séance, il y avait un couple de collectionneurs d’art conceptuel, qui consacrent leur argent à des oeuvres dont la visibilité et le mode d’existence sont précaires, un joueur de jeux vidéo et le philosophe Pierre Zaoui. En mars, il y avait une marathonienne – la question de l’articulation entre souffrance et jouissance m’intéresse -, un Instagramer à plusieurs centaines de milliers de posts et de followers et l’économiste Frédéric Lordon.
Et le 20 avril, il y aura un usager de drogue qui a un rapport passionnel, et pas seulement addictif, à la drogue, une fan d’une chanteuse lyrique, qu’elle suit partout, et Claude Millet, professeure de littérature et spécialiste du romantisme.
Concrètement, comment ça se passe ?
Après une introduction et une remise en contexte que je fais, une conversation s’instaure avec les invités. Ce que je cherche, c’est le point d’équilibre entre ce qui relève du travail (les séminaires) et ce qui relève du spectacle. Sachant que les séminaires m’emmerdent souvent parce que je n’y vois que de l’entre-soi et que l’entre-soi me fatigue, et que les shows m’emmerdent parce que j’ai envie d’aller danser sur scène avec les gens !
Le public participe, pose des questions, intervient. A chaque séance, la salle, qui peut contenir 160-180 personnes, est pleine. C’est assez joyeux !
Parmi les activités que vous avez hors de votre travail de prof, vous avez été coscénariste de « 120 battements par minute ». L’énorme succès du film en France vous a-t-il surpris ?
Ca a surpris tout le monde ! Personnellement, je n’avais pas de doute sur le fait que « 120 BPM » était réussi. Mais je crois que la surprise a commencé bien avant, lorsque les financements ont été accordés plutôt facilement. Cela tient à la qualité du scénario, mais pas seulement : beaucoup de bons scénarios ne trouvent pas de financements.
Je crois que le film tombait juste et au bon moment. Peut-être cela a-t-il à voir avec l’arithmétique de la mémoire.
C’est-à-dire ? On ne peut pas dire que le sida soit encore un thème médiatique central…
Oui, j’ai pu vérifier à quel point le sida n’est plus du tout un sujet médiatique central. Le film est peut-être arrivé à un moment à la fois de panne politique et de désir politique. Le film s’est écrit au moment de Nuit debout. Je persiste à penser qu’au-delà de la mobilisation contre la loi Travail, ce qui s’y est dit alors, c’est : il y a d’autres choses à faire de la place bien-nommée de la République qu’un mausolée post-attentats. Après tout, c’était ça, déjà, le geste d’Act-Up : il y a d’autres choses à faire que d’enterrer nos morts.
Et puis il y a peut-être le fait que les 15-25 ans, qui ont fait une grande part du succès de « 120 BPM « , n’ont pas connu cette époque, dont ils sont les héritiers, alors même que le film représente des gens de leur âge. Ceux chez qui la réception du film n’a pas du tout été teintée d’une inquiétude existentielle l’ont pris comme un cadeau, une invitation.
Pensez-vous que ce côté politique d’Act-Up est perçu par les jeunes dont vous parlez ?
Chez ceux que je connais, en tout cas – certains de mes étudiants, par exemple -, oui. Il y a chez eux un désir très fort de se rassembler, de se retrouver physiquement. D’autant plus fort qu’avec le Net, la forme de la discussion a basculé. Les forums ouvrent des possibilités faramineuses et géniales. Mais en même temps, ça s’accompagne soit, chez des gens de notre génération, d’une nostalgie, soit, chez des gens de leur génération, d’une mélancolie. Nostalgie et mélancolie se retrouvant sur un désir de rassemblement des corps.
« 120 BPM » est un film où on s’engueule beaucoup, mais aussi où on s’aime beaucoup. Je crois que les gens ont vu cela. Il me semble qu’une des choses qu’on a réussies, c’est ça : donner à voir à la fois le tranchant de la discussion et les puissances d’amour. Et les acteurs sont superbes parce qu’ils ont compris ça.
Avez-vous hésité quand Robin Campillo vous a demandé d’être son coscénariste ?
J’ai dit « oui » très vite. Parce que j’avais le sentiment que c’était le bon moment. Dans son livre « Ce que le sida m’a fait », Elisabeth Lebovici demande à un collectif d’artistes femmes lesbiennes impliquées dans le sida pourquoi elles font une rétrospective à un moment donné. Et elles répondent : 25 ans, c’est le temps pour trouver au chagrin les moyens de s’exprimer. Je ne sais pas si c’est vrai. Mais quand l’équipe du film m’a sollicité, j’ai pensé quelque chose de cet ordre-là. J’ai pensé « il est temps ».
Deux choses m’ont quand même fait hésiter. La première : la crainte de retourner vers des moments extraordinairement vivants et de vérifier que je suis moins vivant aujourd’hui qu’à l’époque. La seconde : la crainte de retourner vers des moments extrêmement douloureux. Les deux se sont produits…
L’écriture a été à la fois nostalgique et bouleversée. Parce qu’il faut ouvrir les tombeaux, mettre au travail les fantômes. Ce qu’on a beaucoup fait. « 120 BPM » est un film plein de fantômes, mais ce n’est pas un film crépusculaire. C’est un film sur la puissance vitale.
Source: Les Echos