Photo Michel Cavalca

Source : Ubu, la « phynance » et le chaos, Les Echos Week-end

La pièce, jouée aujourd’hui, apparaît comme une métaphore du capitalisme en vrille, d’une société de (sur)consommation en pleine indigestion.

Jarry sans filtre… N’attendez pas une version policée de la pièce emblématique de l’écrivain anar. Christian Schiaretti a remisé les décors stylisés, la distance cérébrale qui caractérisent ses mises en scène pour cet « Ubu Roi (ou presque) » à l’affiche du TNP de Villeurbanne. Du chaos, du mauvais goût assumé… de la « merdre » sur le plateau ! La scène est couverte de terre et de déchets de toutes sortes. D’immenses colombins et un magma de collines difformes dessinent le relief « art brut » de cette Pologne de pacotille, dont la couronne sera usurpée par le Père et la Mère Ubu.

Ce retour aux sources « potachique » et scatologique n’a rien d’innocent. Le directeur du TNP entend montrer le côté visionnaire d’Alfred Jarry. Ubu est, selon lui, l’avatar d’un monde littéralement dans la « merdre » ; la pièce, jouée aujourd’hui, apparaît comme une métaphore du capitalisme en vrille, d’une société de (sur)consommation en pleine indigestion. Schiarretti fait valoir que ce qui motive le couple Ubu est moins le pouvoir, que la « phynance » – l’argent qu’il accumule frénétiquement – jusqu’à tuer la poule aux œufs d’or…

Cet « Ubu Roi », façon grande décharge a l’allure d’une pochade spectaculaire – et musicale (orchestrée par Marc Delhaye du haut de sa colline). Les ragoûts de la mère Ubu sont dégoûtants, l’exécution des nobles, magistrats et « phynanciers » (affublés d’un masque d’Emmanuel Macron) se fait dans des giclées de sang, les obus sont des ordures et des bouteilles vides. On complote, on s’engueule, on tyrannise, on se déchiquette… et on chante à tue-tête.

Plaisir vorace et rebelle

Pour autant Schiaretti reste Schiaretti. Le chaos est très organisé, rythmé de gags et d’effets (lumières « flashy », batailles réglées comme des numéros de music-hall), collant fidèlement au texte. La distribution – une dizaine de « comédiens-Frégoli » – cultive un décalage bienvenu, évitant que le spectacle sombre dans la vulgarité. Ainsi le couple vedette fuit-il tout comique troupier. Stéphane Bernard est un Père Ubu salle gosse (resté au stade anal) presque lunaire. Elizabeth Macocco, la Mère Ubu, joue les mégères apprivoisées – tous deux ont l’air atrocement humains…

Le texte a certes des tunnels que la mise en scène foisonnante ne peut tout à fait gommer, mais la « fatrasie collective » débridée que nous offre Schiaretti se déguste avec un plaisir vorace et rebelle. Jusqu’à cette ultime chanson du « décervelage » qui sonne comme un « protest-song » satirique de notre temps.

Théâtre : « Ubu Roi (ou presque) » d’Alfred Jarry, MS C. Schiaretti. TNP. Villeurbanne, jusqu’au 29 avr. et du 31 mai au 10 juin. 1 h 50. (04 78 03 30 00)